La Coulée _ texte de Jean-Yves Pranchère

 

 

 


La solidité n’est, bien sûr, qu’une illusion. La blancheur neuve des blocs immobiles sera inévitablement maculée, puis inondée, puis submergée. Elle passera au noir, tandis que l’archipel des rocs fermement isolés sera submergé par le magma qui finira par le rendre à l’indistinct, nous rappelant que les séparations les plus nettes entre les choses sont des apparences provisoires du visible : l’air et les pierres sont les morceaux d’un même gruau.

Ce n’est pas que la noirceur l’emporte — et d’ailleurs elle n’est pas pure noirceur : elle a sa consistance pâteuse ou pataude, ses inégalités, ses écarts de mouvement et de niveau, ses lourdeurs et ses légèretés, ses hésitations, ses détours, ses événements, — ni que la solidité soit dépourvue de sens et de fonction : elle n’arrête pas le flux, mais elle lui permet d’être plus authentiquement flux encore, de s’inventer des formes et des lenteurs, de lancer des taches et des striures, de s’organiser souterrainement avec et contre les stabilités qu’il enlace, d’imaginer des méthodes d’usure et de recouvrement.

Mais voilà, cela recouvre ; cela coule et cela monte inexorablement. L’événement disparaît dans le magma ; les sillages et les tracés et les inégalités s’effacent dans l’unique matière ; le flux s’enfonce dans le flux et finit par se cacher en lui-même.

Dira-t-on que cela est comme si rien n’avait été ? Qu’il n’y a que la masse noire ? Ou cette masse porte-t-elle secrètement, outre la présence aveugle des blocs persistants, la trace paradoxale et secrète des occurrences qui se sont englouties en elle, et qui pour nous « dans l’oubli fermé par le cadre se fixent » ?



Jean-Yves Pranchère






 

 

 

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_ Mots de Jean-Yves Pranchère en regard de ' La Coulée ' _ Geste réalisé pour l'espace 'Chez Robert ' et publié dans le catalogue du même nom édité par le FRAC Franche-Comté. _ 2015 _


 

 

 

 

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