ça dépend d'elle _© pierre-yves freund






ça dépend d'elle,
Musée des Beaux Arts de Lons Le Saunier, 2004


Entretien entre Pierre-Yves Freund et Stéphanie Bunod

Vos sculptures font le regardeur.

Vos sculptures s'adressent ’’à première vue’’ à la sensibilité du spectateur, mais elles questionnent également son imaginaire, et ses représentations propres de la réalité. Toute ressemblance avec un objet ayant réellement existé est-elle pure coïncidence…
Elles mettent son regard en éveil et son activité de "regardeur" à l'épreuve, se dupliquant à l'infini ou se présentant en suspens, dans des états intermédiaires, qui invitent tout autant à envisager leur origine que pressentir leur fin.
Le doute s'installe, un sentiment d'effroi gagne le visiteur. Et s'il suffisait d'un simple battement de cils…

Le regard trouve ce qu’il cherche quand il est prêt à le découvrir, et s’il ne voit pas, c’est peut-être que le moment ou l’endroit n'est pas adéquat. Ne pas croire à la coïncidence.

L’espace de résonance, dans le domaine de l’art, est l’espace de déploiement des événements, ouvert par la rencontre entre moi et autrui.- (1)

Lieux communs, le regardeur ne voit pas la même chose suivant l’endroit de la rencontre, il ne perçoit qu’un instant. L’objet dans l’atelier qui, s’il dévoile plus de son histoire passée, racontera peut-être tout autre chose dans la lumière. Sa fin qui lui est propre m’échappe souvent.

Ce que vous nommez l’effroi ne l’est plus pour moi une fois le travail installé, le bris est un devenir envisagé, je tente de l’orchestrer du mieux que je peux, de toute manière, après c’est trop tard.

Il n’y a pas d’évidence, il y a le temps, la rencontre, la possible résonance avec la petite mémoire, et si l’après surprend, ou s’effrite, j’aime.

Ce ne sont pas les choses qui existent, ce n'est pas le monde qui existe, mais le rapport entre eux. - (1)
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La répétition

En se démultipliant, en s'organisant rigoureusement, vos sculptures deviennent labyrinthes entre lesquels, plus le regard est attentif, plus il se perd. Le nombre conséquent d'éléments, parfois une cinquantaine, une centaine…, de ces séries continuellement en devenir, laisse lire un travail patient, de longue haleine, une démarche quasi obsessionnelle, autour d'une même forme, d'un même matériau. Le geste fondateur du volume, répété jusqu'à devenir systématique, cède la place à une nouvelle expression, née du hasard, de l'inconscient…

Ces mêmes mots pourraient désigner mon travail photographique ‘vol d’image’, petits envois postaux, série de longue haleine qui peut devenir envahissante.

La répétition peut être variation d’une même pensée, d’un même geste déclinant de multiples combinaisons d’équilibres possibles entre un volume de plâtre, une plaque de verre, un mur, une tige de métal …ou être forme répliquée à l’identique.

Il m’est rassurant de faire régulièrement le même geste, ré-appropriation de l’espace de travail, comme ranger ou déranger l’atelier, l’arpenter, petits rituels que Bruce Nauman mit en scène …

La répétition peut être redondance, et amener à une nouvelle forme l’expression récurrente. Elle n’est qu’approche de ce vers quoi je tends.

Chaque lieu, chaque temps apporte ses conditions particulières, refusant l’exacte répétition, introduisant la mise à l’épreuve, annulant, suggérant un autre devenir.



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Le plâtre

Vous mettez en avant la capacité du plâtre à emplir les corps creux que vous lui présentez et à mimer l'organisme qui aurait pu se vêtir de cette mue. Vos sculptures montrent une apparence, mais une apparence de l'intérieur - comme on donnerait à voir l'âme d'un violon, le cœur d'un animal.

Dans les grandes sculptures que vous présentez au Musée de Lons-Le-Saunier le plâtre devient lui-même l'enveloppe d'une solide barre de métal contrainte de se plier aux mesures du bloc, qui se tend dans l'espoir, à demi vain, de recouvrer son indépendance. Dans les Equilibres et les Maisons, il est surtout question de forces, de résistance : la pureté du plâtre absorbant les humeurs du métal, les souillures envahissantes de la rouille ; la dureté intransigeante du fer émiettant la fragilité crayeuse qui l'enserre.

Je coule du plâtre dans l’enveloppe offerte, et photographie la mue.

- Je crois qu’il lui serait facile de retourner son sexe à la façon d’un doigt de gant. Peut-être même n’a-t-elle pour sa défense que ce seul moyen. - (2)

L’inéluctable inertie du plâtre, cette masse liquide blanche qui épouse la forme offerte, envahit chaque repli, chaque imperfection, absorbe couleurs et humeurs, vivant et pourrissant, qui rejette jusqu’à la tige de métal enserrée en une dérisoire résistance qui lui permet d’échapper un instant à cette tentative d’élévation au profit de l’effacement de l’angle refuge offert l’instant d’avant, désormais inutilisable chausse-trappe.

Il caresse, s’effrite, et salit de blanc.
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L'association des matières

Les "Lucioles" naissent de l'aptitude du bas noir et du plâtre blanc à se (dé)former, l'un avec l'autre, l'un par l'autre. Les résistances limites des matériaux dessinent le contour de l'œuvre, leurs densités lui donnent corps. Vous dirigez les rencontres, choisissez les points de contact, mais une partie de l'histoire de l'œuvre s'écrit sans vous…

Sous ses aisselles, quelque chose comme une haleine craintive, une haleine qui aurait interposé entre elle et le creux de ses bras une étoffe de soie pliée en plusieurs doubles.- (2)

Plus qu’une partie s’écrit sans moi. Une fois les éléments déterminés, une autre personne pourrait s’approprier le geste, et composer une partition esthétique sur le mur, la disposition est aléatoire, fonction du lieu et de son espace, le geste m’appartiendrait-il ?

Les bas, l’intérieur, le retournement, les choix et leurs symboles ne m’échappent pas encore puisque choisis, mais après cela se lit sans moi.

Le point de contact serait quand se conjuguent et s’opposent certaines dualités que vous soulignez. Blanc/noir, intérieur/extérieur, visible/suggéré, pérenne/éphémère … équilibres de contraires qui se retrouvent en une silencieuse présence. Enfin, j’aimerais.

Entre les deux, souvent entre les deux, la ravine du monde et le regard se perd.



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L'inspiration

"Lire, toujours lire, douce passion de l'anima. Mais quand, après avoir lu, on se donne pour tâche avec des rêveries, de faire un livre, c'est l'animus qui est à la peine. C'est toujours un dur métier que celui d'écrire un livre. On est presque toujours tenté de se borner à le rêver".
Gaston Bachelard dit l'inspiration du poète doublement aimantée entre une rêverie féminine "tranquille" et le rêve masculin qui prépare l'action.
Votre poésie quand elle troque les mots pour les formes oscille de cette même manière entre l'ouvrage patient de la brodeuse et le dur labeur du bâtisseur. Vos sculptures qui ont pris le teint fragile de la porcelaine mettent en scène d'impitoyables bras de fer. En filigrane, entre ces deux entités antinomiques en apparence, se tisse un érotisme discret où l'un et l'autre s'attirent, se repoussent, et s'équilibrent…
"Lire, toujours lire, douce passion de l'anima. Mais quand, après avoir lu, on se donne pour tâche avec des rêveries, de faire un livre, c'est l'animus qui est à la peine. C'est toujours un dur métier que celui d'écrire un livre. On est presque toujours tenté de se borner à le rêver".
Gaston Bachelard dit l'inspiration du poète doublement aimantée entre une rêverie féminine "tranquille" et le rêve masculin qui prépare l'action.
Votre poésie quand elle troque les mots pour les formes oscille de cette même manière entre l'ouvrage patient de la brodeuse et le dur labeur du bâtisseur. Vos sculptures qui ont pris le teint fragile de la porcelaine mettent en scène d'impitoyables bras de fer. En filigrane, entre ces deux entités antinomiques en apparence, se tisse un érotisme discret où l'un et l'autre s'attirent, se repoussent, et s'équilibrent…

L’une ou l’autre, et les deux citent les fragments d’une histoire incomplète en devenir incertain, c’est peut-être un jeu. Mon travail se fragmente en mots d’elle, que je disperse, il semble rester souvent une ossature tranquille qu’un geste va enrober d’un même écrin de plâtre ou de lettres, seul change le point de vue.

Il y a symbiose en ma tête, sans antinomie, cela dépend seulement du temps et de ses exigences. Dans le réel le geste devient ephémère, et il arrive que l’idée suffise. Faire, ne pas faire, déchirer, recommencer, donner, l’idée n’est que continuelle redite, importante peut-être, reste à charge de l’âme la tentation d’induire une poésie au geste. Rêverie tranquille signifie-t-elle calme ?
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Construction – déconstruction

Construction - déconstruction s'imbriquent dans un même processus de réalisation. Les Equilibres oscillant entre éclatement et maintien laissent entrevoir ces divers moments de la sculpture : celui de la mise en forme dans l'atelier où se bâtit le volume et s'agrège la matière, puis celui de la présentation dans l'exposition ; instant où, en se déstructurant, le bloc originel se construit en tant qu'œuvre…

Dans l’atelier et dans la tête, les sculptures s’accumulent, je continue et puis je trie et je détruis sans cesse, après je dispose dans l’espace prêté, et l’histoire prend un peu plus forme, me rassure quand elle se découvre, puis me perd ou se perd, cela se déconstruit déjà.

La construction serait le temps de la pensée, de la matérialisation de quelques formes que je ne me contente pas de rêver, celui passé au café du coin à noircir des pages que personne ne saura. La déconstruction commencerait avec la mise en place, processus inhérent au travail, quand les composants de la sculpture se désolidarisent et deviennent fragments.


Fragments, petits bouts éclatés qui rejoignent le déversoir le plus proche, ou multiples d’un tout qui se satellise par appropriation individuelle, chacun contient un temps la mémoire de ce qu’il fut, et de la ravine dont tout naît.
Je garde l’idée et continue de recommencer.

- N’avoir rien de moi-même que le brisis mental, ce petit angle à l’endroit de la brisure.- (2)




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Les films


Vos films, comme "Dommage" ou "Sans elle" qui racontent la sculpture, vont au-delà de ce que prédisent vos volumes en équilibre. L'univers de l'image en mouvement est une zone d'expression plus large, le passage à l'acte est mis en scène, la destruction de l'œuvre est organisée. Vous orchestrez ainsi une nouvelle rencontre entre votre œuvre et vous en un glissement radical du silence au bruit, du signe avant-coureur à la tempête.

Les vidéos racontent la même histoire que la sculpture. Seul change le médium.
Il y a le fragment dérobé au monde, une technique pour le mettre en exergue, une mise en boîte sans doute, une tentative d’équilibre sans cesse recommencée, peut-être effleurée pour être vite brisée, insatisfaisante, et le bruit de la chute et l’ombre de la rencontre née lors de la réalisation.

Les gestes sont arrêtés en une mise en espace à venir, nés d’hier déjà, vos mots sont ossature sur laquelle je tente de mettre en équilibre des fragments volés dans des livres dont j’ai volontairement réduit le nombre, un instant de rencontre que vous m’offrez.



(1) Un art de la rencontre, Lee Ufan - Actes Sud, 2002.
(2) Le corps sans hâte ou les blasons de Jeanne, Patrick Wateau – Editions UNES, 2002.
(3) Mes oubliettes, Véra Linhartovà – Deyrolle Editeur, 1996.

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