© limite inférieure de rien _© pierre-yves freund






Limite inférieure de rien _ septembre 2012 _ Château de l’Echelle / La Roche-sur-Foron

© limite inférieure de rien
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© limite inférieure de rien _© pierre-yves freund










... Marino resta silencieux un instant, comme cherchant pour ses pensées la clé d'un ordre difficile.

_ J'ai parlé, tout à l'heure, d'équilibre. Le rassurant de l'équilibre, c'est que rien ne bouge. Le vrai de l'équilibre, c'est qu'il suffit d'un souffle pour tout faire bouger. Rien ne bouge ici, et cela depuis trois cents ans. Rien n'a changé non plus de toutes choses, si ce n'est une certaine manière de leur retirer son regard. [ ... ] Les choses ici sont lourdes et bien assises, et tu t'efforcerais en vain de relever les pierres qui roulent chaque jour dans les fossés. Mais tu peux peut-être d'avantage. Il y a un comble d'inertie qui tient depuis trois siècles cette ruine immobile, la même qui fait crouler ailleurs les avalanches. C'est pourquoi je vis ici à petit bruit, et retiens mon souffle, et fais de cette coquille le lit de ce sommeil épais de tâcheron qui te scandalise. Il y a de la place ici, et le désert en a usé de plus vigoureux. [ ... ] Je te reproche de ne pas être assez humble pour refuser les rêves au sommeil de ces pierres ... Ils sont violents ... Je suis vieux maintenant et j'ai appris ce que c'est que mourir. C'est une chose difficile et longue, et qui réclame aide et complaisance. Je veux te dire ceci : toutes choses sont tuées deux fois : une fois dans la fonction et une fois dans le signe, une fois dans ce à quoi elles servent et une fois dans ce qu'elles continuent à désirer à travers nous. Je ne te reproche que ta complaisance.

Le Rivage des Syrtes de Julien Gracq (1951, éditions José Corti).











© limite inférieure de rien _© pierre-yves freund










Après ces mois de rencontres et d’échanges avec Pierre-Yves Freund pour préparer cette exposition, après ces journées à le regarder progresser dans cette installation, me vient le désir de dire, un peu à la manière de ce que disait Jean Genet de Giacometti que ce que j’aime c’est le regard qu’il porte sur les choses et les êtres, parce que ce regard n’a rien de convenu, fait fi de l’attendu, renonce à tout désir de séduction et n’a qu’une intention : tendre vers un essentiel, toujours remis en question, toujours à rechercher.*

« Limite inférieure de rien » dit-il ! Qu’il est beau ce moment où dans la rencontre avec le plus banal des objets quelque chose fait signe à défaut de faire sens, telle cette lauze trouvée sur un chemin ardéchois. Ce rien qui en se répétant, par moulage, pourrait devenir « tout » envahissant l’espace de façon concentrationnaire, mais qui s’échappe dans une diagonale où chaque lauze ne tient que parce qu’elle peut compter sur une autre pour la soutenir et nous conduire, de soutien en soutien, à « être », ce néon blanc trouvant refuge dans un coin protecteur.

Dans les gestes artistiques qu’il propose, nous percevons combien nous avons besoin de répétition rassurante, mais qu’à s’y laisser prendre surgirait le risque d’un enfermement. Il faut donc qu’à travers le geste qui se reproduit à l’identique puisse naître de l’inattendu, voire de l’étrange, sans doute parce que nous ne nous enrichissons que de ce qui nous est inconnu, étranger.
Alors, pendant leur réalisation, Pierre-Yves soumet ses pièces à de l’aléatoire par un geste qui prend bien soin que l’objet créé lui échappe et vive sa propre destinée. Comme ces bacs remplis de thé, dont la surface hier lisse va demain se recouvrir d’une peau changeante et dont le contenu va s’évaporer au gré du temps et laisser, peut-être, apparaître des compositions insoupçonnées. Geste insensé car ne prend-il pas le risque que rien ne fonctionne, que les potentialités, mises en mouvement, échouent et qu’ainsi rien ne se passe ? Mais le respect des choses et des êtres est à ce prix et le geste, même s’il échoue, n’en a que plus de valeur car il est intention et non affirmation.

Plutôt que de chercher à convaincre, Pierre-Yves suggère, propose, à nous de prendre ou de passer. Il n’y a donc rien à comprendre. Simplement se laisser interpeller, et notre regard croisera peut-être quelque chose. Ici aussi le risque est considérable : celui que notre œil glisse sans voir, sans rencontrer. « Le regard trouve ce qu’il cherche quand il est prêt à le découvrir » dit-il. Et il ajoute « et s’il ne voit pas, c’est peut-être que le moment ou l’endroit n’est pas adéquat. Ne pas croire à la coïncidence.»* Invitation à persévérer, à revenir, car l’autre justement est ce qui se dérobe, exige une certaine distance avec nous même.

« Limite inférieure de rien », écrit de sa main et proposé à un artisan confectionnant des néons, devient sous la contrainte des impératifs d’installation de la pièce « Limite intérieure de rien ». N’est-ce pas extraordinaire ce glissement de sens quasi obligé alors qu’il prend tant de soin à nous faire percevoir à travers nos ressentis, nos propres images, nos images de l’intérieur ?

Par cette installation Pierre-Yves Freund convie notre regard à se porter sur ce point aveugle, déstabilisant sans doute, mais passage obligé de toute rencontre. De tout cela je le remercie.

Jacques Dupressy,
Lecture faite le soir du vernissage.



* In : Jean Genet, L’atelier d’Alberto Giacometti, Ed. L’Arbalète.
* Pierre-Yves Freund, « ça dépend d’elle », entretien avec Stéphanie Bunod.